C'est quoi être un homme ?

Cette question de merde.

Question de merde et pourtant je crois qu'elle est importante.

Elle est importante. Parce qu'on nous fournit déjà une réponse toute faite, gratuite, et j'imagine assez bien une règle, une posture pourquoi pas, qui voudrait que plus une société fournit une réponse tellement évidente qu'elle se passe d'explications un minimum concrètes, plus au contraire il va être important de se la poser. À soi-même, intimement, à l'autre, entre nous, jusqu'à collectivement.

Dans le cas des questions de genres, et en l'occurrence celles ici de la masculinité parce qu'étant un homme je ne me vois pas parler d'autre chose, c'est quand même complexe.

Ça se bouscule à toute blinde dans ma tête donc il va me falloir un point de départ, on va essayer de partir de ce qu'est supposé être un homme.

Un homme c'est fort. Un homme ça travaille, ça fait même carrière, c'est intelligent, ça fait du sport, ça protège, ça intervient, ça raconte ce que ça peut faire d'intéressant, d'impressionnant, un homme c'est drôle, ça sait plein de choses. La phrase que je viens d'écrire là est très convenue, mais ne reconnaissez-vous pas ces soirées où vous ne savez rien faire d'autre que piocher dans cette liste quand il s'agit d'entamer une conversation avec un autre homme que vous ne connaissez pas ? Parler boulot, raconter votre dernier accomplissement personnel, ce que vous avez fièrement envoyé bouler dans votre vie, raconter ce qui pourrait vous donner un rang et susciter un “ah ouais” poli mais approbateur. Tous les mecs, on fait ça. Et si vous avez fait autre chose, vous avez senti le petit malaise, ce petit regard dans le verre parce qu'il y en a un des deux qui ne sait pas gérer cette information. Oui, parce qu'en plus il faut gérer, juste accueillir on ne sait pas faire non plus.

Bref, c'est là. Ça nous a façonnés intimement, qu'on l'ait voulu ou non, ça a été notre bain même si on estime avoir eu tout le long le tempérament nécessaire à en critiquer la température. Surprise, ça ne nous a pas rendu différents pour autant, juste plus décents. Peut-être.

À ce stade, je pense que vous pensez que je n'ai pas une très bonne opinion de mon propre genre. Ça va justement me faire arriver à une articulation qui va me servir.

J'ai grandi avec un père que j'ai fini par détester. C'est un homme qui, bridé par une éducation religieuse stricte, ne s'aimait pas beaucoup en tant qu'homme non plus, du moins je devine. Il était abusif, je ne l'ai plus vu après le divorce de mes parents. J'ai évolué à l'école en marge de groupes de garçons que j'ai fini par détester aussi. Ils parlaient fort, n'avaient pas peur d'avoir mal ou d'avoir peur, mimaient avoir une grosse bite qui soulève le bureau quand une fille était jolie, tout ça était évident pour eux et je ne pouvais pas être différent au point qu'il valait mieux qu'ils fassent ça dans leur coin, le monde devait les voir faire parce que c'était drôle, et surtout normal, c'était ça être un garçon. Ceux qui avaient compris ça, que je ne m'inscrivais pas dans ces règles, je pense que c'était ceux qui m'ont le plus emmerdé, et fait peur, sans que je moufte. Mais peut-être que je surinterprète la source de leurs comportements que j'ai connus pour mieux me valoriser et me faire justice. Quoiqu'il en soit il y avait ces garçons-là, aussi. Les mêmes, moins nombreux, mais suffisamment pires pour que je me souvienne de leurs noms complets. J'ai fini de grandir, en pré-ado puis en ado, avec ma mère et ma sœur de très loin mon aînée. J'ai assisté à leurs conversations sur les hommes pendant les repas. Ce n'était pas plus glorieux chez les hommes adultes.

J'en arrive au point que je voulais atteindre : le contre-exemple en norme établie, et exister en son milieu.

Je crois que je comprends ces hommes qui se braquent à chaque fois qu'un de leurs comportements est passé à la saine moulinette du féminisme : ils ont un réflexe d'amour-propre. Oui, c'est naze, c'est en plus le foyer de départ des réponses agressives qui constituent le comportement toxique collectif justement dénoncé avant qu'ils ne s'énervent, mais le réflexe de départ est inévitable : personne ne veut se détester. Question de survie, je crois qu'on n'y peut pas grand-chose. Tout comme on ne peut pas grand-chose à ce réflexe de survie qui nous fait esquiver toute possibilité d'être rejeté·e·s socialement. Et c'est là qu'on peut poser l'index : chez ces hommes-là survient le choix à faire entre ces deux instincts, qu'est-ce qui sera le plus opportun entre son amour-propre et l'acceptation par le groupe des femmes pour sa survie et son bien-être ?

Chez les hommes, l'amour-propre est acquis, par la force de persuasion dès le plus jeune âge, artificiellement donc s'il le faut, et il le faut. Véritable forteresse en carton ondulé, n'en devient que plus fragile et prioritaire à défendre, tandis que (le raccourci va être facile mais je ne lui trouve pas tellement de contre-arguments ni de subtilités à opposer) le pouvoir communautaire des femmes sur leur légitimité dans les groupes humains va être bien peu de choses dans leurs considérations.

C'est là que doivent entrer en scène deux contre-pouvoirs, et un seul l'a fait, à savoir les femmes qui se lèvent et qui se cassent. L'autre, je pense que ce sont les hommes et en l'état ce n'est pas possible. Parce qu'un homme qui a grandi, qui s'est formé en-dehors de la définition dominante de la masculinité ne se donne aucune légitimité sous cette étiquette. Il n'a pas eu de modèle positif à disposition, s'est contre-construit, ses briques sont des négations, c'est un outsider et ça sera sa seule définition. Individuellement comme vu du petit groupe masculin ou mixte qu'il arrivera à rejoindre ou à constituer, ça ne sera pas un homme. Ça sera un militant, un punk, un hippie, un allié, un libriste, un youtubeur. Mais pas un homme. Un homme c'est pas terrible, un homme c'est ce qui lui aura fait rejeter à la fois son monde et peut-être son propre corps en grandissant pour faire mieux que ses parents, pour faire mieux que les harceleurs du collège.

Il y a quelques années maintenant, ma compagne m'avait fait un commentaire sur ma masculinité. C'était un commentaire positif. J'ai cette tendance à vouloir accepter les compliments pour m'en servir. Sauf que là je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire. C'était antonyme. Et ça m'a hanté. Pendant bien deux ans. J'en avais parlé à des copains et eux non plus n'avaient pas eu d'explication à me fournir, soit parce que ce n'était pas un sujet à aborder entre hommes, soit parce que eux aussi étaient dans ce même schéma dissonant.

Aujourd'hui, je suis un homme. Ça m'a coûté quelques séances psy, mais je suis un homme, j'ai ma définition de la masculinité, cette définition est légitime. Elle aura peut-être, sûrement, des similarités avec les autres masculinités de mes amis et de là, un sentiment d'appartenance et de reconnaissance. J'ai une masculinité et elle me fait accepter de regarder les gens dans les yeux quand je leur parle, briser les codes virils de vérification et de validation en les ignorant, et on me sourit en retour plus souvent que je ne l'aurais imaginé. J'ai une masculinité et elle me permet d'avoir un socle depuis lequel je peux moi aussi me lever et me casser, déclarer mes ennemis, dont cette norme qui m'a fait me sentir un peu étranger à moi-même, et l'aliéner, elle. Dire “je”, dire “nous”, parce que ça a un sens politiquement d'avoir ses propres combats plutôt qu'expliquer ceux des autres parce qu'on croit s'y reconnaître. Et alors faire partie d'un tout.